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Periple en Corse
8 octobre 2007

09 - La traversée

- « Mais l’usage de la raison, le souci de la rigueur, l’exigence de la clarté et le refus de l’équivoque n’ont pas seulement pour office de nous rappeler sans cesse que nous ne pouvons rien construire sur le fondement de notre mythologie, qu’il n’est pas possible de déduire de nos hypothèses des conclusions valables, que les échafaudages ne sont jamais des édifices. » (1) 

C’est avec une personne qu’il venait de rencontrer au comptoir du somptueux bar du Napoléon, illuminé par des milliers d’étoiles qui tapissaient le plafond, entouraient la scène vide de spectacle, aux lourds rideaux de pourpre, tombaient des colonnes, en imitation de marbre vert de Mitry-Maury du plus bel effet, escaladaient l’escalator doré qui menait au promenoir, dégringolaient des lustres formant un feu d’artifice d’ampoules multicolores et brillaient dans des reflets d’argent - et magiques - dans les yeux d’un personnel prêt à obéir aux ordres d’une clientèle clairsemée, qu’il entretenait ou plutôt, subissait, une conversation d’un niveau qui n’était naturellement pas le sien. Heureusement, il n’avait pas besoin de lui apporter la contradiction car son interlocuteur avait la faconde aisée, effrénée, surabondante voire débordante, impétueuse et prodigue. Il devait connaître son sujet le bougre.

Une phrase l'avait interpellé cependant  : « Les échafaudages ne sont jamais des édifices. ». Sans savoir pourquoi, il perçu instinctivement – l’instinct de l’animal aux aguets – qu’il y avait là, matière à réflexion. C’était encore un sentiment diffus. Pierre avait une sorte d’intuition aux couleurs d’une prémonition qui s’ignorait. A voir.

Chacun ses compétences. Il n’avait jamais fait ni dans la métaphysique ni dans la philosophie. Il n’avait jamais divagué dans les méandres torturés de l’esprit difficile d’un intellectuel, c’est-à-dire dans celui d’un penseur dont la pensée se limite à penser, donc d’un être inutile, une bouche à nourrir sans retour sur investissement. Et pourtant, pour ce qui est de la nourriture il en connaissait un rayon. Car, son truc, c’était la sardine, celle de l’Atlantique, mieux, celle de la mer d’Iroise, au large de Plouhinec. Qu’elle soit nature, au sel de Guérande, à l’huile d’olive de Nyons ou de Ghisonaccia, au vin blanc des environs de St Brieuc, qu’elle soit fraîche, en filet ou en boîte, ça, c’était du concret. Il travaillait pour le bien public non pour la dissection, la dissertation ou l’analyse de l’abstraction transcendantale.

Et pourtant, Pierre était en compagnie de ce type qui se triturait la tête avec un plaisir à peine dissimulé. Le plus pur des hasards avaient fait se rencontrer ces deux individus qui n’avaient rien en commun si ce n’est ce voyage d’une nuit qu’ils allaient partager pour aller de Marseille à Ajaccio. Ils s’étaient rencontrés bien malgré eux au guichet de la réception afin d’obtenir une cabine pour y passer la nuit. Jamais Pierre n'aurait imaginé que la distance qui séparait ces deux villes pouvait occasionner 10 heures de traversée. C’est la raison pour laquelle il du se débrouiller pour obtenir une couchette. Il y avait bien des fauteuils en pagaille mais la conjonction de la fatigue due à 24 heures de route en deux jours, même dans une toute petite Clio qui avait l'air d'une grande, et de son futur statut d’homme fortuné, l’obligeait à prendre certaines habitudes confortables. Il n’avait pas osé choisir une première classe mais il verrait au retour. Son compagnon de route était toujours extrêmement volubile et étalait son savoir au-delà du raisonnable : il avait trouvé quelqu’un qui n’osait pas le contrarier d’autant que Pierre, même si ce discours était pire que du chinois, lui donnait l’impression d’exister, d’être sur une autre planète: l'étage supérieur dans la hiérarchie des Hommes. Avant-hier encore, il vivait, coincé entre les frigos de la sardinerie, les montagnes de cagettes, les tuyaux de plastique, les flaques d’eau, les hurlements des matelots et des employés des docks, occupés à déménager les tonnes de poissons, les minauderies d’Isabelle la secrétaire, les émanations de gazole, les fumées, les klaxons des engins de toute sorte qui se croisaient dans les hangars comme en un ballet minutieusement arrangé, les odeurs de marées. iI n’aurait jamais imaginé ! Peu lui importait que ce type l’assomme avec ses propos incompréhensibles. L’effort qu’il faisait, à faire semblant de l’écouter, était le prix qu’il consentait à payer pour appréhender sa future position sociale.

Il n’empêche qu’il avait hâte de pouvoir s’allonger en espérant que son compagnon pour la nuit finisse par s’épuiser.

Cependant, ils sacrifièrent un moment à la sacro-sainte visite de ce superbe bateau, digne des plus grands transatlantiques de l’histoire de la marine à moteurs. Ils se mirent à déambuler dans les couloirs, les coursives, les salles de restaurant, les ponts, les solariums, les escaliers, les ascenseurs, les boutiques, les bars, la discothèque, la piscine fermée, le cinéma qui proposait le vingt-quatrième opus de Bond, James Bond, dont la séance ne commençait qu’à 22 heures. Pierre serait bien allé voir 007 mais il était épuisé. Son compagnon, lui, aurait préféré voir un Alain Resnais des années 60, ou mieux, un Yves Caumon. A la rigueur François Ozon. Mais ce n’est pas dans ce genre de salle que le cinéma d’auteur contemporain, dont il raffole, est à l’affiche.

Ils finirent par se coucher, non sans avoir éclusé un dernier verre au bar du pont N° 8, « Les amarres ». Pierre avait l’impression de « s’être fait une relation ». Il entrait doucement mais sûrement dans la cour des grands.

« Nous savons que la régression, fût-elle accomplie par ces trois figures, ne saurait en elle-même, devenir la source d’une modification… » (1)

Pierre dormait à poings fermés, doucement bercé par le roulis d’un côté et le tangage de l’autre, dans une mer plate comme une affiche qui serait collée sur un champ de ruines.

(1) Citation, (sans l’aimable autorisation), d’un ouvrage de François Roustang : « Comment faire rire un paranoïaque », aux éditions Odile Jacob, ISBN 2-7381-0818-0, imprimé par Brodard et Taupin, 32087 La Flèche. 

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